Antiquité
En apportant la vigne, certaines céréales, certains fruits, l’aqueduc, la canalisation, l’écriture… les Romains ont apporté dans nos contrées non pas la, mais leur civilisation. Car bien que moins riches en monuments construits, les cultures celtiques et germaniques n’étaient de loin pas inexistantes et encore moins « barbares ». Tout ce beau monde était en contact et opérait des échanges depuis fort longtemps. Alors que la culture romaine se caractérise surtout par des arts plastiques et décoratifs, une architecture militaire, routière et urbaine, la dernière étant moins développée dans une région surtout militarisée, et par l’écriture d’ailleurs réservée à une toute petite élite, celtique et germanique comprises, les Celtes et les Germains se singularisent par leur habitat, surtout en bois, leur orfèvrerie, leur armurerie, leurs ustensiles, mais aussi par un très petit nombre de constructions en pierre (lieux de cultes ou refuges : murs païens, dolmens, menhirs). Pour tous, les cultes pré-chrétiens sont relativement proches ou de même origine (indo-européenne).
La clarté du Moyen Age
Après l’abandon du Rhin par Rome et surtout après sa chute en Occident, se développe la culture du Moyen Age, une culture mérovingienne et carolingienne basée sur les fondements de l’antiquité classique, de la culture gréco-latine, sur les apports germaniques et surtout sur le christianisme, qui en réalise la synthèse. Le rôle de l’Eglise est, en effet, essentiel dans la survie d’espaces de culture notamment littéraire dans les monastères et leurs écoles (Murbach, Weissenburg…). La langue latine reste évidemment prépondérante et pour de nombreux siècles encore, mais en invitant dans son « Admonitio generalis » les gens instruits à se servir aussi des langues vernaculaires, Karl der Grosse promeut une première production littéraire non latine. IL soutient et encourage également une restauration latine caractérisée par une certaine normalisation de la langue et par son enseignement. C’est ce que l’on appelle la renaissance carolingienne. Pour la même époque, il est question de la construction d’une première cathédrale à Strasbourg. Un grand nom de la littérature allemande se dégage, celui d’Otfried von Weissenburg. Puis, du XIème siècle il convient de retenir, plus particulièrement, la construction de la cathédrale romane de Strasbourg (disparue) et de l’église octogonale d’Ottmarsheim.
Le premier âge d’or culturel alsacien
Au cours des XIIème et XIIIème siècles, la production culturelle alsacienne brille de mille lumières. C’est l’époque de la « staufische Klassik », du Minnesang, de l’architecture romane, puis gothique et de l’urbanisation. De grands noms de la littérature apparaissent : Gottfried von Straβburg, Reimar von Hagenau, figures de proue du « Minnesang » (Minne=amour). Nous connaissons en particulier un magnifique « Tristan und Isolde » de Gottfried von Straßburg. Jamais avant Gottfried la langue allemande n’avait chanté une mélodie aussi harmonieuse et sensuelle. En littérature également : le fabuliste Heinrich dem Clichezare ou Gleissener avec son Reinhart Fuchs. Construction des églises romanes de Murbach, Lautenbach, Marbach (disparue), Rosheim, Mauersmünster (Marmoutier)… début des chantiers gothiques de Straβburg, de Colmar, de Rufach… Importance de l’art de l’enluminure, du vitrail, de la sculpture et de la tapisserie.
Le XIVème siècle se distingue surtout avec Tauler et la mystique rhénane, les chroniqueurs Fritsche Closener et Twinger von Koenishoffen, la création des premières écoles de langue allemande et la poursuite ou la création de chantiers gothiques, gothique austère des ordres mendiants et gothique flamboyant au XVème siècle.
Le second âge d’or de la culture en Alsace, le grand siècle alsacien
Au cours d’une période allant de la fin du XVème au début du XVIIème siècle, la région non seulement participe aux grands mouvements intellectuels et technologiques (l’Humanisme, l’imprimerie, l’unification linguistique, la Renaissance, la Réforme et la Contre-Réforme), mais elle s’y singularise par une contribution de tout premier ordre et apparaît comme un des principaux centres de civilisation en Allemagne et en Europe.
Ce foisonnement des XVème et XVIème siècles se caractérise par une explosion de l’écrit, toujours en latin, et déjà beaucoup en allemand, un essor de la gravure, de la peinture, de l’architecture, de la sculpture et par quelques personnalités d’envergure européenne, les humanistes et écrivains Wimpfeling, Beatus Rhenanus, Murner, Brant, Fischart, Pauli, Wickram… les réformateurs Bucer, Zell, Capiton… les imprimeurs Mentelin, Schott… les peintres Schongauer, Grünewald, Baldung Grien… Création des universités de Bâle (1460) et de Strasbourg (1621). Nombreux chantiers Renaissance : Hôtels de Ville, maisons bourgeoises, oriels, puits…
Bilan intermédiaire
Pendant tout le Moyen Age et la Renaissance, l’Alsace a donc été un important centre de civilisation en Allemagne et en Europe. Participant d’un système rhénan relié à l’Italie et aux Flandres, sans négliger l’influence française, l’Alsace peut se glorifier de la part prépondérante et souvent originelle qu’elle a prise dans plusieurs mouvements à dimension européenne : le « Minnesang », la mystique rhénane, la démocratie locale, la prédication populaire, la littérature drôlatique, le roman, l’Humanisme, la Renaissance, la Réforme, l’imprimerie, la peinture et la sculpture. De cette époque, elle détient deux chefs d’œuvres majeurs de l’art occidental et chrétien : la cathédrale de Strasbourg et le retable d’Issenheim. Il conviendrait d’y ajouter la bibliothèque de Beatus Rhenanus conservée à Sélestat (670 livres). C’est avec la Vadiana de Saint-Gall, la seule bibliothèque humaniste à ne pas avoir été dispersée. De cette époque, l’Alsace possède également une densité urbaine, d’édifices romans, gothiques et de la Renaissance et, en général, d’œuvres artistiques que bien d’autres régions européennes peuvent lui envier. Ce foisonnement exceptionnel prend appui sur un équilibre politique et une prospérité économique (création de la « Straßburger Bank » en 1482) remarquables. Il découle de tout cela qu’en 1648, avec les traités de Westphalie, la France va annexer un pays hautement civilisé d’une part et de langue et de culture allemandes d’autre part. Jusqu’à cette date l’histoire culturelle de l’Alsace est une histoire d’Allemagne, après cette date elle va devenir une histoire de France.
La culture bilingue
Dès la fin du XVIIème siècle et au cours du XVIIIème, le renouveau politique et économique amène une vive activité architecturale, située entre le baroque et le classicisme, d’abord militaire, puis civile et religieuse. Le style français s’implante peu à peu et pas seulement dans l’architecture. Mais, à l’exception de quelques palais (Rohan à Strasbourg et à Saverne, Hôtels des Hanau-Lichtenberg, de Klinglin, des Zweibrücken), il s’adapte aux traditions locales. A Strasbourg et dans les grandes villes deux systèmes politiques, deux religions, deux styles de vie se rencontrent, ein Neben-und Miteinander, qui crée un style spécifique alsacien. Mais il est vrai que les élites de la ville du XVIIIème siècle sont fortement marquées par le style de vie français. Cependant, Strasbourg ne s’aligne pas complètement et la tradition protestante y reste néanmoins prégnante.
De la période qui va de l’annexion par la France jusqu’au XIXème siècle, sur le plan de la production littéraire et de l’activité culturelle, il convient de retenir, malgré un déclin qui contraste avec la période précédente, les productions de quelques personnalités comme : Philipp Jakob Spener qui est le fondateur du piétisme, Johann Michel Moscherosch, auteur notamment de la « Wunderbare Geschichte Philanders von Sittewalt », Johann Daniel Schöpflin qui fit paraître sa célèbre « Alsatia Illustrata », Salzmann qui fonde à Strasbourg une société littéraire, la « Gelehrte Übungsgesellschaft » dont l’apogée se situe vers 1770 et à laquelle ont participé notamment : Lerse, Lenz, Wagner, Herder et Goethe, et aussi Gottlieb Konrad Pfeffel fabuliste remarquable, Georg Daniel Arnold qui est avec son « Pfingstmontag » le créateur du théâtre dialectal, la baronne d’Oberkirch, née Waldner, qui évoque dans ses « Mémoires » les personnages célèbres de la société à la fin du siècle, Louis Spach, qui publie sous le pseudonyme de Louis Lavater le premier roman d’expression française écrit par un Alsacien « Henri Farel », Erckmann-Chatrian, qui font paraître en 1864 « l’Ami Fritz »…
A souligner également : l’essor de l’orgue, notamment des Silbermann, de la faïencerie des Hannong, originaires de Maastricht, l’achèvement de l’église conventuelle baroque d’Ebersmunster, construite par Peter Thumb, originaire du Vorarlberg, la parution des « Wöchentliche Straßburger Frag- und Anzeigungs-Nachrichten » créées à Strasbourg en 1731, les nombreux adaptateurs et traducteurs, qui font jouer à l’Alsace son rôle de « pont » entre deux cultures, et les intellectuels, qui s’engagent au profit de la défense de la langue et de la culture allemandes en Alsace. Cette période se singularise aussi par un renouveau des arts décoratifs, de l’architecture d’intérieur.
Le XIXème siècle se caractérise par de belles réalisations architecturales : néoclassicisme, éclectisme et historisme… d’abord d’inspiration française, puis allemande. En peinture se signalent : Benjamin Zix, Gustave Brion, Théophile Schuler, Jean-Jacques Henner, Gustave Stoskopf, Charles Walch, Gustave Doré, en sculpture : Landolin Ohmacht, Philippe Grass, Auguste Bartoldi…
Le troisième âge d’or : fin XIXème-début XXème siècle
Cette période se caractérise avant tout par la naissance d’une conscience culturelle, voire nationale alsacienne, par une très intense activité culturelle dans tous les domaines (littérature, peinture, arts décoratifs et plastiques, musiques…) et par le fait que de nouveaux grands noms de la littérature allemande (ré)apparaissent en Alsace.
En littérature, l’Alsace est associée dès le début à l’aventure expressionniste avec René Schickele, Otto Flake, Yvan Goll… et Ernst Stadler à qui nous devons une belle définition de l’alsacianitude : «Elsässertum ist nicht etwas Rückständiges, landschaftlich Beschränktes, nicht Verengung des Horizontes, Provinzialismus, « Heimatkunst », sondern eine ganz bestimmte und sehr fortgeschrittene seelische Haltung, ein fester Kulturbesitz, an den romanische sowohl wie germanische Tradition wertvollste Bestandteile abgegeben haben » (1912). Le sculpteur et poète bilingue, Jean Hans Arp est l’un des pères du dadaïsme. Il participe à la première exposition surréaliste à Paris. Albert Schweitzer (1875-1965), théologien, organiste, médecin, philosophe et inventeur de “l’humanitaire”, qui reste d’une grande actualité, notamment pour son principe du respect de la vie « Ehrfurcht vor dem Leben ». Aucun Alsacien n’a acquis jusqu’alors un tel rayonnement dans le monde. Citons aussi Friedrich Lienhard (1865-1929), auteur de talent et mystique du « Deutschtum ».
Une littérature dialectale a également vu le jour. Des auteurs de grand talent illustrent l’allemand dialectal d’Alsace, l’ elsasserditsch. Gustave Stoskopf à qui nous devons une cinquantaine de récits drôles et le « Herr Maire », Marie Hart qui nous apporte un témoignage vivant sur l’Alsace de 1870 à 1918, les frères Mathis qui nous laissent quelques-uns des plus beaux poèmes de la littérature dialectale alsacienne.
Suspicions et déchirement, ruptures et renouveau
Lorsqu’en 1918 l’Alsace redevient française toute cette belle floraison artistique semble compromise par de nombreuses remises en question et par des déchirements d’ordre politique, mais aussi linguistique, culturel, psychologique et identitaire. Néanmoins, la flamme ne s’est pas éteinte pour autant. Même si leur coeur (re)devenait français, les muses pour le plus grand nombre des artistes restaient souvent allemandes.
Depuis le retour de l’Alsace à la France en 1918 et jusqu’aux années soixante, le domaine de la littérature se distingue par des prestations en langue allemande, en langue française ou bilingue. Toujours avec Schweitzer, Schickele, Goll, Arp, Pfleger auxquels s’ajoutent Georges Baumann, Fritz Stephan, Victor Schmidt, Germain Muller, Claus Reinbolt, Nathan Katz, Jean Sebas, André Weckmann, Maxime Alexandre, Robert Heitz, Claude Vigée, Jean Christian, Camille Claus, Catherine Kany, Jean-Paul de Dadelsen, Marcel Schneider, Marcel Haedrich, Alfred Kern (Prix Renaudot 1960), Marcel Jacob, Paul Bertololy, Paul Koch, Louis-Edouard Schaeffer. Dans les autres domaines de la culture, un certain nombre de grands anciens se sont également maintenus et confirmés, d’autres sont apparus. Enfin, il conviendrait d’évoquer les domaines nouveaux de la culture (photographie, radio, cinéma…) ainsi que tout ce qui est habituellement classé dans les arts et traditions populaires.
Pierre Klein (d’après Raisons d’Alsace, PK, Editions Bentzinger, Colmar, 2001)