Contribution au colloque des Rencontres de Strasbourg
des langues régionales ou minoritaires d’Europe des 16 et 17 mars 2016
Dans la série qu’est-ce qui va, qu’est-ce qui ne va pas : l’exemple alsacien
Pierre Klein
Dans la série qu’est-ce qui va, qu’est-ce qui ne va pas au niveau de l’existence sociale, éducative et médiatique en France des langues dites régionales ou minoritaires, la balance pèse plutôt du côté de ce qui ne va pas. Il est facile de partir de la situation alsacienne pour illustrer cet état des choses.
Dans un pays qui n’a toujours pas ratifié la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires et qui de surcroît n’a toujours pas de cadre législatif de reconnaissance et de promotion de ces langues, dans un pays qui construit l’identité nationale sur une conception objective ou ethnique de la nation à savoir sur l’un et l’unique de la langue, de la culture et de l’histoire, il ne peut guère en aller différemment. La France est au travers de la construction de l’identité nationale qu’elle met en œuvre aux antipodes du postnationalisme.
La France a inventé la nation subjective, celle qui se réunit autour du sentiment d’appartenance et de la volonté de l’agir ensemble, un coup de génie, mais en réalité à partir des années 1793/1794, elle construit une nation objective autour de l’unicité déjà évoquée.
Qu’est-ce qui distingue un germanophone d’un francophone, la langue me direz-vous, mais qu’est-ce qui distingue un francophone suisse d’un francophone français. Qu’est-ce qui fait de l’un un Suisse et de l’autre un Français ? La réponse à cette question se trouve dans le principe d’union dans la diversité, lequel n’est pas véritablement un habitus français.
L’individu ne choisit pas sa langue. Elle lui est imposée par la socialisation anticipée, primaire et secondaire. La socialisation étant l’œuvre de la collectivité et compte tenu que cette collectivité ne fait pas grand cas des langues en question, pour ne pas dire qu’elle leur est même hostile, il n’est pas surprenant que nous nous trouvions à l’heure actuelle en Alsace dans un véritable champ de ruine linguistique. Quiconque nourrissait pour l’Alsace l’ambition d’un bilinguisme individuel et collectif ne peut que dresser ce sombre bilan. Tout a été fait, notamment à partir de 1945, pour que s’opère une véritable mutation linguistique au détriment d’une coexistence sociale, éducative et médiatique des langues et des cultures d’Alsace. Les données psycholinguistiques et psychosociologiques et les interdits prononcés à l’encontre de la langue allemande ont fait leur travail au point même qu’aujourd’hui pour un grand nombre d’Alsaciens la langue allemande apparaît comme étant une langue étrangère.
Certes, on ne peut pas dire que rien n’a été fait en France et notamment en Alsace en faveur des langues régionales ou minoritaires, il convient ici de louer les engagements et les compétences multiples, mais cela ne l’a pas été dans le cadre d’une politique globale de reconnaissance et de promotion des langues de France ni dans le contexte d’une perception de la pluralité culturelle française. Que le français soit la langue commune de tous les Français, c’est chose communément admise, mais pourquoi serait-il la langue unique. Au nom de quoi ? D’un national-communautarisme ? Voilà une question bien embarrassante et très politiquement incorrecte pour qui ne cesse de se revendiquer du pays des droits de l’homme. Lorsque j’ai été puni à l’école parce que j’y parlais la langue de mon enfance, c’était au nom de quoi ? Derrière le soi-disant souci pédagogique, en réalité un non-sens pédagogique, se cachait en réalité un rejet de l’altérité, de la mienne et de celle de la région dans laquelle je vivais. Celui qui me punissait, pensant sans doute bien faire, se pliant aux pressions de l’air du temps, réfléchissant insuffisamment à ce qu’il faisait et comble d’absurdité parlant lui-même la langue qu’il interdisait, devenait à la fois complice et victime d’une manipulation qui ne disait pas son nom, celle de la main invisible du jacobinisme qui à la sortie de la guerre utilisait à son profit la perplexité identitaire et l’insécurité linguistique dans lesquelles se trouvait alors la population alsacienne. Il y eut beaucoup de complices, beaucoup de victimes et beaucoup de victimes et complices à la fois. Et il y en encore pas mal.
Une langue ne saurait vivre et survivre sans un statut lui assurant une existence sociale pleine et entière seule à même de la promouvoir sur le marché linguistique et de la constituer en capital linguistique. C’est essentiel ! Quelque 6500 langues sont employées à travers le monde. Il en disparaît un grand nombre chaque année. Disparaissent celles qui ne bénéficient pas d’une reconnaissance officielle ou légale, nationale ou régionale. Nous en savons quelque chose en Alsace. Du défaut d’un statut véritable découlent toutes les imperfections dont nous aurons à parler[1].
Politique linguistique régionale
- Une politique linguistique régionale doit être fondée sur une claire définition de la langue régionale, parce que l’on ne résout bien que ce qui est clairement énoncé. La langue régionale d’Alsace est la langue allemande, sous sa forme dialectale (l’allemand dialectal d’Alsace : dialectes alémaniques et franciques) comme sous sa forme standard. En Alsace, la langue allemande n’est pas une langue étrangère. Elle est l’une des langues de la région. Une politique des langues à l’École doit, en conséquence, inscrire explicitement la langue allemande dans le corpus des langues régionales de France.
- Une politique linguistique régionale se doit de conjuguer langue, culture et identité. Ces données se construisent et se justifient les unes les autres. Il ne saurait y avoir une politique de la langue régionale sans une politique de la culture et de l’identité alsaciennes et par conséquent sans un enseignement généralisé de l’histoire et de la culture d’Alsace.
- Une politique linguistique régionale doit aussi impérativement tenir compte des réalités économiques et des bassins d’emploi.
Hier comme aujourd’hui, nous sommes très éloignés de ces nécessités et de ces perspectives.
Il n’y aura pas d’inversion de tendance tant que cette vision ne sera pas modifiée en profondeur. La question de l’allemand en Alsace ne relève ni de la problématique ordinaire de l’enseignement d’une langue étrangère ni même d’un simple renforcement de compétences. Il s’agit, en Alsace, de restaurer la pleine signification et l’entière dimension de sa langue régionale.
Au niveau de l’école
Le système d’enseignement de l’allemand, tel qu’il a fonctionné en Alsace pendant des décennies tant au niveau de son contenant que de son contenu, n’a pas, c’est le moins que l’on puisse dire, empêché un effondrement de l’allemand, qu’il s’agisse de la compétence langagière de la population, de la vie culturelle, du marché de l’emploi ou des filières de formation.
Plaider l’efficacité de ce système, serait se condamner à rester dans cette situation d’échec. Une modification structurelle de l’enseignement de l’allemand doit donc intervenir. Ceci implique une évolution, à la fois sur le plan du statut de la langue et sur le plan de la pédagogie. Il doit aussi être mis fin à un enseignement « dépersonnalisé » de l’allemand, sans rapport avec la culture et l’identité régionales et avec la « dialecto-germanophonie » de la Région. Se contenterait-on d’un enseignement du français qui n’aurait aucun rapport avec la culture et l’identité françaises ?
Il faut se poser la question des principes et des objectifs. Or, l’affirmation d‘une vision claire de ce qui est en cause fait largement défaut.
Il n’y aura pas d’inversion de tendance tant qu’une véritable pédagogie du bilinguisme ne soit mise en œuvre. Celle-ci ne peut se réduire à un simple enseignement d’une langue vivante, même avec un horaire renforcé, si l’on veut atteindre une équivalence de compétence dans les deux langues, si l’on veut passer d’une compétence fonctionnelle à une compétence culturelle, du sich verständigen au sich verstehen.
L’Éducation nationale a montré ses réticences à l’égard de la stratégie acquisitionnelle naturelle. Celle-ci permet à l’enfant d’acquérir la langue seconde par la mise en œuvre des mêmes mécanismes qui lui ont permis d’acquérir la langue première, sans recourir à la traduction. Il s’agit d’un apprentissage intuitif et naturel, basé sur le mimétisme et la répétition et l’utilisation des deux langues en tant que vecteurs de communication et d’enseignement. Sa réussite est aussi conditionnée par la précocité, la présence d’un maître de référence pour la langue seconde ainsi que par la continuité et par une immersion suffisante.
Outre l’acquisition de deux langues, l’enseignement bilingue doit permettre aux enfants de « rencontrer » deux cultures», de s’ouvrir à elles, de les comprendre et de les intégrer pour en faire une synthèse, tout comme il doit favoriser l’apprentissage de l’altérité et du vivre ensemble. L’objectif de l’enseignement est ainsi de permettre aux apprenants, au travers de l’appropriation de deux langues et de l’intégration de deux cultures, de pouvoir également franchir la frontière pour s’inscrire aisément dans l’environnement économique et le bassin d’emploi rhénans.
L’acquisition naturelle, qui conduit à la construction de la syntaxe, nécessite un bain linguistique de deux heures par jour au minimum, tout au long de l’année en milieu scolaire, social ou familial. Cette démarche a évidemment besoin d’être étayée par un enseignement systématique de la langue qui, loin de remplacer l’acquisition naturelle, la complète harmonieusement.
Le début de la scolarisation, qui ne s’effectue qu’à trois ans, et un milieu familial monolingue installent d’emblée un handicap qui nécessite une immersion compensatoire.
L’Éducation nationale est loin de mettre en œuvre une telle pédagogie.
Nous ne pouvons que l’inviter à revoir sa conception de la pédagogie du bilinguisme et les objectifs qu’elle lui assigne. Nous ne pouvons que l’inviter à passer d’une politique de la demande à une politique de l’offre et de s’en donner les moyens, notamment au niveau de la formation et du recrutement des professeurs. Que l’on nous comprenne bien. Nous ne mettons pas en cause des personnes, mais un système et une philosophie. Étant donné qu’il règne en la matière comme dans d’autres une véritable pensée unique, ce n’est pas demain que les militants que nous sommes pourront lâcher prise. La diversité culturelle, la pluralité de la nation, l’altérité et l’hétérogénéité sont en France insuffisamment pensées et insuffisamment promues par le pouvoir politique et par les médias publics. Ce qui fait que les jacobins, pour lesquels seule l’hétéronomie compte, ont beau jeu.
Pour un ancrage régional de l’enseignement de l’histoire de France
Il faut se poser la question de savoir si l’enseignement de l’histoire peut rester ce qu’il est dans une France qui a changé et dans un monde où les légitimités changent, et quels types de Français sont désormais à former. La pluralité de la nation et l’extension de la citoyenneté à des champs nouveaux appellent la pluralité et l’extension d’une approche de l’enseignement de l’histoire. Il s’agit de faire prendre en compte les justes revendications de la diversité des vécus dans une déconstruction – reconstruction de l’histoire de France permettant à toutes les mémoires occultées de s’inscrire dans une nouvelle mise en perspective, base d’une identité nationale actualisée et vivante pour les Français d’aujourd’hui, le « devoir de mémoire » devant impérativement aller de pair avec la prise en compte de la diversité des mémoires.
Il faut sortir d’une conception de l’histoire nationale et officielle, qui exclut les particularismes, généralise et appauvrit, et s’ouvrir à l’histoire de l’autre, des autres, qui inclut et enrichit. Il faut « nationaliser » les mémoires dans un objectif de « rassemblement ». L’enseignement de l’histoire doit s’ouvrir à la dimension régionale, transfrontalière et à d’autres cultures, parce que l’identité nationale elle-même n’est pas figée.
Certes, l’académie de Strasbourg ne peut pas modifier les programmes nationaux, mais elle a la possibilité de les ajuster aux spécificités régionales, comme elle l’a fait par exemple dans des manuels récents d’histoire. Cet « aménagement des programmes », qui n’a jamais fait l’objet d’un travail d’ensemble, devrait à présent être mené à terme, puis appliqué notamment dans les classes pratiquant un enseignement bilingue.
Pour un enseignement généralisé de l’histoire et de la culture d’Alsace
L’utilité d’un champ historico-culturel régional ne devrait échapper à personne. Il existe sous la forme d’une option LCR dans les collèges et les lycées (environ 5000 élèves/150000 la suivent, 1200 la présente au bac). Cette option touche un nombre limité d’élèves. Sa généralisation n’a pas été entreprise. A-t-elle seulement été pensée ? Pourtant un tel enseignement offert à tous les élèves fréquentant l’école d’Alsace, et son élargissement à toute la diversité alsacienne permettraient de contribuer fortement à la (re)-construction d’une identité alsacienne ouverte et plurielle.
Il ne fait pas de doute que l’enseignement à toute la population scolaire de l’histoire et de la culture, telles que celles-ci se sont construites et se construisent encore en Alsace, serait plus que profitable à ceux qui le reçoivent. En premier lieu, il apporterait sa contribution à un renforcement de l’identité culturelle propre, et donc à une meilleure approche de la différence culturelle. La perception des différentes cultures nécessite une conscience positive de soi-même. La reconnaissance obtenue, qui génère l’estime et le respect de soi, est un préalable à la reconnaissance de l’autre ainsi qu’à l’estime et au respect de l’autre. Qui ne connaît pas ce qui lui est propre ne peut pas reconnaître l’altérité et encore moins l’apprécier. Il importe que chacun puisse s’insérer au mieux dans les paysages culturels de son environnement, que soit créé du lien social et garanti ainsi le vivre ensemble. Cet enseignement devra être pensé et réalisé pour et à tous les niveaux de la scolarité. Au primaire il intègrera divers champs. Au collège comme au lycée, il fera l’objet d’un champ particulier enseigné en langue française, à l’exception des classes bilingues, où il sera fait en langue allemande. Il revient à la collectivité (Etat, Région, Départements, Eurométropole, Communes) de s’y investir politiquement et financièrement. Cet enseignement devra être évalué.
Les médias publics
Les insuffisances dénoncées au niveau de l’école tant au niveau des concepts, de la contextualisation historique, économique, culturelle et transfrontalière, et des réalisations sont tout aussi présentes dans les médias publics, sinon davantage ? Connaissant leur impact sur les représentations mentales et sur les opinions publiques, sur la construction culturelle et identitaire, on ne peut que conclure que leur rôle est essentiel dans la thématique que nous développons. Nous n’avons pas le temps de développer ici un sujet qui devrait faire l’objet d’un colloque en particulier. En un mot et comme on écrit dans les bulletins scolaires : reste insuffisant !
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Der Rückgang der regionalen Sprache
Die Kenntnis und die Praxis der regionalen Sprache sind beträchtlich zurückgegangen. Diese bedauerliche Feststellung ist unbestreitbar. Die Ursachen dieses Rückgangs liegen in mehreren Defiziten, Funktionalitätsdefizit, Beziehungsdefizit zwischen den elsässerdeutschen Dialekten und der deutschen Standardsprache, Anerkennungsdefizit, Sprachgefühlsdefizit, Identitätsgefühlsdefizit, Sozialisationsdefizit und Integrationsdefizit. Diese Defizite werden gleichzeitig durch objektive Wirklichkeiten (Sprachpolitik, Grundgesetz, Statut der Sprachen, Schule, Medien…) und durch subjektive Vorstellungen (Wahrnehmungen der sprachlichen, kulturellen und „ identitärischen“ Gegebenheiten) verursacht. Die Vorstellungen werden weitgehend durch die Wirklichkeiten gebildet. Sie erzeugen Verhalten, die die Wirklichkeiten noch verstärken. Auf die Dauer haben sich Wirklichkeiten, Vorstellungen und Verhalten als wahrer elsässischer Habitus[2] installiert. Wenn die elsässische Zweisprachigkeit eine Zukunft haben soll und die elsässische Identität an Kohärenz und Bedeutung zurückfinden, dann muss eine tief greifende Arbeit bezüglich der staatlichen Konzeption des Sprachenproblems, des Baus von Symbolen und von Identitätsemblemen, aber auch, und vielleicht besonders, der Änderung bestimmter Vorstellungen geleistet werden. Diese Arbeit kann sich derjenige, der behauptet, dass er an einer Sprachpolitik zu Gunsten der Zweisprachigkeit wirkt oder wirken will, um realistisch und glaubwürdig zu sein, erstens nicht ersparen und zweitens muss er sich dafür einsetzen dass sie hauptsächlich im Rahmen der Sozialisierung durchgeführt wird. Alles anderes wäre purer Betrug. PK
[1] « Lorsque, à l’inverse, une langue jusque-là dominée accède au stade de langue officielle, elle subit une réévaluation qui a pour effet de modifier profondément la relation que ses utilisateurs entretiennent avec elle. » Pierre Bourdieu in « Ce que parler veut dire »
[2] Der Habitus bezeichnet eine Gesamtheit von ziemlich stabilen und umsetzbaren psychologischen Verhalten, die durch Sozialisierung erworben wurden zu Gunsten der Anpassung an bestimmten Werte und Normen. Es ist eine Art soziales Unbewusstsein.